Texte intégral
Intervieweur: On a toujours pensé que vous étiez un Provençal, mais que vous nétiez pas entièrement en tout cas un amoureux de la Provence, Jean Giono.
Giono: Oui. Alors, je suis en effet provençal du fait que je suis né à Manosque en 1895, mais ni mon père ni ma mère nétaient provençaux dorigine et ma mère était parisienne dorigine Picarde et mon père était Piemontais, cest-à-dire une sorte de Celte. Par conséquent, je nai dattaches avec la Provence que ma naissance qui était une naissance tout à fait par hasard parce que mon père et ma mère se sont rencontrés là tout simplement. Mon père, lui, était dabord, a été dabord pendant longtemps cordonnier à St. Chamas, puis à Peyrol, puis à Marseille, puis un beau jour il a eu envie daller se promener dans le monde dans le vaste monde et comme il me disait plus tard, quand il a pu me raconter toutes ses histoires, il ma dit, "Javais un métier épatant parce quil me suffisait que je mette dans un sac du cuir et des outils et que je parte sur la route, jétais libre comme lair, je marrêtais simplement à certains endroits, je demandais si on avait des souliers à rapetasser, on me disait oui, je les arrangeais, on me payait, et jallais plus loin." Par conséquent il était entièrement libre de tous ses mouvements. Il a visité de cette façon-là dabord tout le Sud de la France, ensuite lItalie où il est retourné voir les endroits de son où étaient nés son père et sa mère. Après il est allé comme ça en Autriche, puis il est allé, il est retourné dans le Tyrol. Il est allé dans le Tyrol, il est retourné au Piemont, et, finalement il est arrivé à Manosque. Il est arrivé à Manosque, il sest logé dans une immense maison quon appellait à ce moment-là la Grande Maison, qui était une ancienne filature quon avait transformée en maison dhabitation, à peu près léquivalent de lépoque des HLM actuels. Dans cette grande maison habitait, était venue habiter, ma mère, et ma mère alors elle, elle avait eu une autre expérience de la vie, elle était née à Paris, à St. Cloud, dune mère picarde et de son père qui était premier trombone à la Garde Impériale, et qui était dans les Zouaves. Cétait les amours du tour-lou-lou et de la-lou-lou normaux dont elle était née. Elle était née donc à St. Cloud et aux environs de la guerre de 70, quand on a, quand les, Paris a été menacé dun siège, ma mère, ma grandmère, et son, mon grandpère sont partis de Paris et sont venus à Manosque doù mon grandpère était, malgré tout il était, il était avant dêtre Zouave dans la Garde Impériale, il était ouvrier tanneur. Il était venu, il est revenu par conséquent au pays à ce moment-là, et ma mère a continué à vivre à Manosque à partir de lâge, par conséquent, de seize ans. Elle est retournée quand elle avait seize ans de Paris, et elle a commencé à vivre à Manosque à partir de lâge de seize ans. Elle est, elle était devenue, son père avait repris son métier de tanneur, et sa mère est morte peu de temps après dune péritonite, et puis elle sétait installée comme blanchisseuse et comme repasseuse dans un petit atelier quelle avait en ville mais elle habitait cette avec son père et ses frères et ses soeurs qui étaient nés après elle dans cette grande maison dont jai parlé tout à lheure qui sappellait la Grande Maison, qui sappelait la Grande Maison. La-dessus mon père arrive, ensuite, ils se marient, et deux ou trois ans après je nais. Mon père nétait pas que cordonnier, lui-même était poète aussi, il faisait des chansons, il faisait des poésies. Il ma parlé par conséquent pendant toute ma jeunesse de son désir décrire.
Moi jai commencé à écrire assez tôt, même pendant que jétais encore au collège, puis après jai essayé de gagner ma vie mais pendant que je travaillais ailleurs, jétais employé de banque, je commençais à écrire. Je commençais à écrire des romans qui précisement parlaient de ce que je navais pas, cest-à-dire de liberté, de liberté de lumière, daprès-midis libres, de grandeurs que je navais pas dans mon petit bureau demployé de banque. Puis, petit à petit ce travail ma libéré et je suis devenu un peu comme mon père, libre daller où je voulais avec mon propre travail. A partir de ce moment-là jai commencé à décrire non pas une Provence classique, dabord la Provence que jhabite nest pas une Provence classique, cest ce quon appelle la Haute Provence, et la Haute Provence diffère de la Basse Provence, comme la Bretagne diffère du Groënland, nest-ce pas. Cest tout à fait différent. La Haute Provence est un pays noble, un pays sévère, un pays presque muet avec très peu de monde et des gens graves et réfléchis. La Provence, lautre Provence cest une Provence beaucoup plus beaucoup plus gaie beaucoup plus délibérée, beaucoup plus désinvolte, et qui joue avec le soleil tandis que nous nous jouons plutôt avec la solitude et avec des grandeurs quon, qui ne se trouvent pas dans la vallée du Rhône, par exemple.
Alors, voilà la Provence que jai décrite est une Provence inventée, est une Provence qui mappartient à moi, qui nest pas une Provence géographique. Assez souvent on me pose la question de savoir dans quel lieu se trouvent les terres que jai employées dans mes romans, les paysages que jai employés dans mes romans, et on essaie de me les faire délimiter sur une carte, sur une carte de Michelin. Mais je les délimite, évidemment, je leur dis cest à peu près à cet endroit-là, on arrive par tel chemin et on repart par tel autre chemin mais le long de ces chemins, les paysages que jai décrits ne sont pas ceux quon voit. Ce sont des paysages qui ont été recomposés avec des paysages existants et qui sont devenus des paysages nouveaux. De ces paysages nouveaux jai fait un pays particulier. De ce pays particulier, ce pays particulier je lai fait habiter par des gens que jai composés avec des caractères de paysans connus, mais qui sont également inventés eux-mêmes. Tout compte fait, et pour comparer les petites choses aux grandes, jai fait en ce qui concerne la Provence ce que Faulkner a fait pour le Sud américain. Jai fait exactement pareil; jai composé un Sud imaginaire, moi aussi, dans lequel des paysans, des personnages imaginaires vivent des drames imaginaires. Par conséquent on ne peut pas chercher dans mon oeuvre un naturalisme qui ny est pas. Ce naturalisme jen ai été toujours lennemi, je ne peux pas lire décrivain naturaliste, je suis extrèmement éloigné de ce procédé décriture. Pour moi, ce qui compte seul, cest limagination, et le fait même quon imagine est pour moi la réalité de loeuvre de lécrivain.
Intervieweur: On peut dire que grosso modo il y a quand même deux temps dans votre oeuvre, qui est très abondante maintenant, cest-a-dire la première manière, Colline, Un de Beaumugnes, puis il y a une coupure à un moment donné.
Giono: Il ny a pas de coupure dans mon oeuvre. Il ny a pas deux manières. On a parlé de deux manières, on a parlé dune coupure. Il ny a pas de coupure, il ny a pas deux manières. Je vais expliquer la chose. Jai écrit la plupart des livres de la deuxième manière pendant que jécrivais les livres dits de la première manière. Par exemple, pendant que jécrivais Que Ma Joie Demeure javais commencé à écrire Le Hussard. Pendant que jécrivais Le Hussard jai écrit un livre qui paraît maintenant qui sappelle Deux Cavaliers de lOrage et ainsi de suite. Chaque fois que jécris un livre, jen écris plusieurs à la fois, pour précisement me dégourdir du premier par le second, ce qui fait que les deux manières sont simplement la marque du vieillissement dun écrivain qui vieillit qui fait des expériences par conséquent nouvelles ou renouvelées, qui se corrige, qui apporte dans son écriture tous les éléments que son expérience lui a apportés depuis, par conséquent, évidemment il change, je ne suis plus lhomme que jétais quand javais trente ans. Je ne fais plus les mêmes promenades, je ne discute plus des mêmes choses, je ne parle plus de la même façon, cest exactement la chose qui se reconnait dans les livres de ce quon appelait la deuxième manière. Il y aura peut-être même une troisième, une quatrième, une cinquième, une sixième manière si Dieu me prête vie, parce que à mesure quon vit, à mesure que les expériences se font, on change de manière forcement.
Écrire exige une certaine solitude, une certaine solitude et une certaine solidité du travail dans lequel on se trouve. Et cest ce que jai trouvé à Manosque, évidemment. Jai trouvé à Manosque la solitude, la paix, la tranquilité, mais je crois que si javais été libre de minstaller où je le désirais, jaurais choisi un pays dans lequel il pleuvrait beaucoup, dans lequel il y aurait des forêts avec des humus, des étangs avec des grenouilles, des espèces de choses humides. Jaime beaucoup lhumidité, jaime la pluie, jaime les ciels couverts, jadores les ciels de lIle de France par exemple. Jai trouvé un jour le lieu béni ou jaurai voulu habiter, cest lEcosse. Dans cette Ecosse solitaire, jaurais je crois été tout à fait à mon aise et beaucoup plus à mon aise quen Provence. Remarquez que en Provence je trouve quand même mon temps et mon lieu de temps humides. Je trouve quand même des endroits où je peux me reposer du soleil, de la lumière, mais je vis plutôt à lintérieur plutôt que dehors tandis quen Ecosse jaurais été, jaurais fait de grandes promenades, jaurais participé au paysage beaucoup plus que je lai fait en Provence. Ce qui me permet précisement, cette vie en Provence, avec le soleil que je naime pas, me permet précisement dinventer avec beaucoup plus de liberté des quantités de paysages et de personnages et de me plier avec beaucoup plus dappétit, et beaucoup plus de bonheur à la discipline du romancier, cette discipline qui, précisement, pour moi, est une chose essentielle et guide et dirige toute ma vie et me donne lessentiel de mon bonheur. Je, les personnages mhabitent pendant très longtemps avant que je me décide à écrire leur, leurs histoires, je compose très soigneusement leurs drames pendant de nombreuses années, pendant parfois quatre ou cinq ans, de façon à les garder avec moi. Je les garde encore quand je continue à écrire et quand je les délimite par une sorte de style, de recherche de style, à ce moment-là aussi, je tâche de les garder le plus longtemps possible avec moi ce qui fait que la discipline du romancier saccomode de ce que je nhabite pas un pays entièrement à ma convenance. Si jhabitais un pays entièrement à ma convenance, jirais peut-être, je profiterais peut-être de ces grandes forêts ténébreuses que je désire, des grandes odeurs dhumus que jaime et des grandes promenades dans des bois dautôme, dans des bois rouillés, mais là, comme je ne les ai pas, je suis obligé de les inventer, et cest ce qui me confine près de ma table, ce qui me donne mon plaisir de rester chez moi, à côté de ma bibliothèque, où jai mes paysages que je désire, précisement, dans des livres que jaime et où jai ma table de travail où jinvente aussi, moi, des paysages que jaime, qui sont différents de ceux qui mentourent.
Flaubert a dit "Madame Bovary, cest moi." Eh bien, pour moi, pour mon compte personnel, je ne peux pas dire "Angélo, cest moi", je ne peux pas dire "Panturle cest moi", je ne peux le dire daucun de mes personnages, ni masculin ni feminin. Ce sont des personnages dans lesquels je me suis mis, évidemment, comme tout le monde est obligé de se mettre, mais ils ne font pas parti dune façon intégrante de moi-même, nest-ce pas, je mexplique. Par exemple, voilà un champs de blé. Devant ce champs de blé il y a lopinion du propriétaire, il y a lopinion du promeneur, puis il passe Monsieur Van Gogh. Monsieur Van Gogh. Pour lui, un champs de blé que nous accrochons à notre mur qui est tout à fait différent du champs de blé du propriétaire, et tout à fait différent du champs de blé de léconomiste distingué. Cest le champs de blé de Van Gogh. Et Van Gogh sest ajouté à ce champs de blé. Je me suis, moi-même, de cette façon-là, ajouté à tous mes personnages qui sont les personnages à la fois rééls et imaginaires, la partie qui me concerne, et même les scintillements imaginaires que je ne peux pas dire, moi, un tel personnage cest moi-même. Il est évident que Flaubert avec son écriture, et sa façon décrire, et sa méthode décriture, pouvait dire que Mme. Bovary cétait lui. Moi je ne peux pas dire ni que Pauline de Théus est moi, ni que Angélo cest moi ni que les autres personnages sont moi-même. Cest tout à fait différent. Cest un travail à la fois de lesprit, de limagination et du style. Tout concourt à donner à ces personnages une vie et une âme, une conscience tout à fait différentes de la mienne.
Maintenant, à la fin de ma vie, jéprouve le besoin de faire ce que tous les écrivains, le besoin que tous les écrivains éprouvent à la fin de leurs vies, cest à dire, de faire comme une petite somme, comme une addition de tout ce quils ont fait jusquà ce moment-là, et tirer une sorte de bilan. Alors jécris pour linstant un grand roman qui est un roman moderne, qui se passe à lépoque moderne, mais, se passant à lépoque moderne il cherche quand même, et il trouve ses racines dans le passé, cest à dire quà chaque instant, jessaie, je fais des plongées dans le passé pour rechercher les éléments discriminatifs des caractères des personnages qui sont expliqués là et même un des héros, plusieurs héros de ce roman sont des objects dits inanimés, par exemple, il y a une usine qui est un personnage de ce roman. Une usine, je vais vous dire laquelle, cest lusine de Shell-Berre, cette usine de raffinerie de pétrol si extraordinaire qui se trouve sur les bords de lEtang de Berre et qui illumine comme une espèce dénorme diamond toutes les nuits quand on passe quelquefois avec le train on la voit ou quand on va la voir en voiture dans la journée elle est admirable avec son architecture de tuyeaux daluminium invraisemblables, et puis, il y a une autre, il y a un autre héros de ce roman que jécris, cest une énorme machine à asphalter les routes, qui a six mètres dempâtement et onze ou douze mètres de longeur, une espèce de monstre quon voit sur les autoroutes en train de faire des tapis dasphalt dun seul coup. Alors cette machine, en réalité sappelle Dragoon, cest d r a g o o n, elle sappelle de cette sorte-là et ce sera peut-être le titre du livre. Ce titre qui a déjà changé une fois ou deux. Dabord ce livre sest appellé une Rose Secrète, maintenant pour linstant il sappelle le Dragoon, et peut-être il sappellera encore un autre titre avant quil soit fini car jen ai encore pour deux ou trois ans. Je garde soigneusement avec moi sur ma table cette immense usine daluminium, toute daluminium de raffinerie de pétrol, et cette grande machine énorme qui fait de lasphalte sur mon bureau tout le jour.
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