A WEBSITE ABOUT FRENCH ARTISTS
L'AVIS DES ARTISTES

vocabulaire utile:

  • songe, m. - dream
  • convention, f. - agreement
  • tacit - tacit
  • faire semblant de - to pretend
  • lecteur, m. - reader
  • troubler - to bother, to disturb
  • trompe-l’oeil - art trompe-l’oeil
  • Bavière, f. - Baveria
  • bout, m. - end, tip, small piece
  • désigner - to point out
  • rassurer - to reassure
  • rendu - returned, rendered (art)
  • bruit, m. - noise, sound
  • enregistrer - to record
  • marchand, m. - merchant
  • ambulant - walking
  • sirène, f. - siren
  • mêler - to mix with, to mingle
  • passant, m. - passerby
  • forger - to forge
  • également - also, equally
  • néanmoins - nevertheless
  • romanesque - like something out of a novel, fictional
  • collégien, m. - schoolboy
  • cire, f. - wax
  • gravure, f. - engraving
  • palais, m. - palace
  • irréaliste - unrealistic
  • décor, m. - theather or film set, scenery

Alain Robbe-Grillet - écrivain et cinéaste

Texte intégral

Intervieweur: J’ai entendu des gens, sortant de votre film, "L’Immortelle", ou ayant lu un de vos livres, disant, "mais je ne sais pas ce qui est vrai, ce qui est faux, si ce que j’ai vu existe, ou si ce que j’ai vu est un songe", enfin, ils sont absolument perdus.

Robbe-Grillet: Oui, c’est vrai. Mais c’est probablement parce que ils attendent de la fiction aujourd’hui, que ce soit le roman ou le film, ils en attendent quelquechose que cette fiction ne cherche pas du tout à leur apporter. C’est-à-dire que l’oeuvre n’essaie plus de leur faire croire à la réalité objective des choses racontées. Vous savez, quand Balzac écrivait un roman, par exemple, il inventait, mais il passait une espèce de convention tacite avec ses lecteurs. Cette convention était "les choses que je vous raconte sont des choses qui se sont passées vraiment", n’est-ce pas? En réalité c’était faux, Eugénie Grandet ou le Père Goriot n’ont pas existé, mais l’auteur faisait semblant de croire qu’ils avaient existé et le lecteur faisait semblant de le croire aussi. Bon.

Aujourd’hui, il me semble qu’il en va tout à fait autrement, et en particulier dans un film comme "L’Immortelle", ou dans un roman comme La Maison de Rendez-Vous il n’y a pas du tout cette espèce de peinture en trompe-l’oeil qui était celle du roman du dix-neuvième siècle. Le romancier continue à inventer, mais au lieu de cacher son invention, au contraire il la montre du doit, il se designe lui-même comme quelqu’un en train d’inventer des histoires, des histoires évidemment fausses car on ne peut pas inventer quelquechose de vrai on n’invente que des choses qui n’existent pas. Ce qui trouble les gens c’est à partir du moment où cette invention se passe dans un décor réél. Il semble que les gens veulent bien à accepter Marienbad parce que le décor lui-même de Marienbad (L’année dernière à Marienbad) était irréaliste. C’était des, un hôtel censément, mais un hôtel qui ne ressemble à aucun hôtel que les gens connaissent. En réalité c’était plusieurs chateaux en Bavière qu’on avait montés bout à bout pour faire un palais somptueux, un hôtel de grand luxe qui ne se comportait pas du tout comme un hôtel réél. Et ça rassurait les spectateurs parce qu’ils se disaient par conséquent, "C’est du rêve, ça se passe dans un décor de rêve, et il n’y a pas à chercher ce qui est vrai ou ce qui est faux puisque de tout façon c’est du rêve."

Intervieweur: Ce n’est plus le cas dans "L’Immortelle".

Robbe-Grillet: Non, justement. Dans un film comme "L’Immortelle", ce que l’on voit comme décor, c’est le vrai Istanbul. Je connais très bien Istanbul moi-même, et j’y ai habité assez longtemps, et tous les gens qui y ont, qui connaissent la ville, qu’ils soient turcs ou qu’ils soient français, tous ces gens-là reconnaissent parfaitement la vraie ville et elle leur semble même rendue avec beaucoup de réalisme, n’est-ce pas?

Interviewer: Oui.

Robbe-Grillet: De même les gens qui connaissent Hong Kong reconnaissent parfaitement Hong Kong dans La Maison de Rendez-Vous. Néanmoins, dans ce décor réél, ce décor qu’il soit architecturale ou sonore, car dans "L’Immortelle" le décor sonore, les bruits enregistrés dans les rues jouent un très grand rôle. Les cris des marchands ambulants, les appels de sirène du port, les toc-toc-toc-toc-toc des bateaux, etc., tous ces bruits réalistes jouent un très grand rôle. Et donc dans ce décor réél il se passe des choses qui ne ressemblent pas à la réalité objective, mais tant qu’ils se trouvent dans les faits divers des journaux. En particulier on ne peut jamais dire ce qui est vrai et ce qui est faux. Est-ce qu’il y a eu un accident de voiture ou deux accidents de voitures et est-ce que l’héroïne est morte dans le premier? Est-ce que le héros est mort dans le second, est-ce que l’homme au chien est mêlé à l’histoire ou est-ce qu’il est un simple passant? Toutes ces questions-là on ne peut pas du tout y répondre. Même moi. Quand Balzac ..... répond aux questions du même ordre, comme il poserait à propos d’un des romans de la comédie humaine.

Intervieweur: C’est-à-dire, si vous voulez bien, dans "L’Immortelle" les décors sont rééls, même d’une réalité très visible, c’est un mot que vous aimez beaucoup, mais les personnages ne semblent jamais rééls.

Robbe-Grillet: C’est peut-être plus compliqué que ça encore, car, les décors, eux-mêmes, ont tendence à devenir imaginaires, parce que Istanbul c’est quand-même deux choses pour nous. C’est d’une part le vrai Istanbul objectif, réél, et d’autre part un certain mythe d’Istanbul. Ce mythe est un mythe affectif et culturel, n’est-ce pas, qui a été forgé par les romans de Pierre Loti, par les histoires de harem, bon. Alors, il y a un mythe de l’orient, comme il y a un mythe de l’extrème-orient pour le Hong Kong de La Maison de Rendez-Vous, n’est-ce pas, et ça, ça existe aussi, n’est-ce pas, ca est également une réalité, c’est une réalité subjective, à l’intérieur de nous-mêmes, de nos.. époque, et l’autre. L’autre réalité est, mettons, plus objective. Et bien, tout ça compose ce que j’appelle pour moi une ville imaginaire. C’est-à-dire que Istanbul ou Hong Kong sont de vraies villes qui existent vraiment. On peut prendre l’avion pour aller les visiter. Néanmoins, elles n’ont de réalité dans notre tête qu’à partir du moment ou nous commençons à les imaginer, n’est-ce pas, et le thème de la ville imaginaire est très important dans "L’Immortelle". Mais vous voyez ce thème de la réalité objective qui est vue comme fausse. Qui est vue comme imaginaire, voyez, exactement le phénomène inverse de ce que je disais tout à l’heure à propos de Balzac. Alors que Balzac prenait des personnages imaginaires et essayait de faire croire qu’ils étaient objectivement vrais. Il voulait raconter une histoire, n’est-ce pas, il voulait y faire croire.

Intervieweur: Alors, aujourd’hui, vous, est-ce que vous voulez raconter une histoire?

Robbe-Grillet: Et bien, en tout cas je n’essaie pas d’y faire croire.

Intervieweur: D’accord.

Robbe-Grillet: J’ai des histoires.

Intervieweur: Mais vous n’essayez pas d’y faire croire. D’accord.

RG: Non.

Intervieweur: Deuxième point. Est-ce que vous voulez raconter une histoire?

RG: Là, évidemment c’est dans le mot raconter plus que dans le mot histoire que les choses se passent. Beaucoup de lecteurs ont dit à propos de mes livres, à propos du nouveau roman en général, que l’idéal pour nous est qu’il ne se passe rien dans l’oeuvre. Qu’il n’y ait jamais aucune aventure, qu’il n’y ait jamais aucune histoire au sens romanesque du mot. Or, on s’aperçoit dans par exemple, mon dernier roman, La Maison de Rendez-Vous que c’est tout le contraire, c’est un roman qui est bourré d’histoires. Ils s’en passent des quantités, des histoires les plus traditionnellement romanesques, ce sont des fragments assez courts.

Intervieweur: Oui, c’est ça.

RG: Et, ces histoires ne sont pas racontées. Ce sont des histoires auxquelles il est fait allusion sous forme de fragments non seulement en cours, mais discontinus et en transformation perpetuelle. Parce que, justement, ce monde imaginaire, ce monde réél en train de devenir imaginaire, c’est un monde qui est en réalité en train de s’inventer. Et je peux le dire de Istanbul, vraie ville, qui devient ville imaginaire dans l’imagination d’un personnage qui arrive et qui ne connaît pas la ville, de même que l’héroïne, qui est Françoise Douyon est une vraie femme mais est en train de devenir imaginaire. Elle se transforme en carte postale érotique pour collégiens ou en statue de cire ou en gravure de mode, n’est-ce pas et, de même, toute l’histoire, toute anecdote, est une anecdote qui est en train de s’imaginer.


QUESTIONS DE COMPREHENSION ET DE REFLEXION
  1. Comment Robbe-Grillet explique-t-il la différence entre son écriture et l’écriture de Balzac?
  2. Comment la ville d’Istanbul peut-elle être en même temps ville rééle et ville imaginaire, selon Robbe-Grillet?
  3. Expliquer un thème que Robbe-Grillet aime bien.
  4. Que pense-t-il du réalisme?
  5. Et vous, comment trouvez-vous son attitude envers l’histoire? Aimez-vous mieux une histoire "réaliste" ou pas?
  6. Que pensez-vous de ses idées sur "l’histoire" et "raconter"?