Texte intégral
Intervieweur:
Jai entendu des gens, sortant de votre film, "LImmortelle", ou ayant lu un de vos livres, disant, "mais je ne sais pas ce qui est vrai, ce qui est faux, si ce que jai vu existe, ou si ce que jai vu est un songe", enfin, ils sont absolument perdus.
Robbe-Grillet:
Oui, cest vrai. Mais cest probablement parce que ils attendent de la fiction aujourdhui, que ce soit le roman ou le film, ils en attendent quelquechose que cette fiction ne cherche pas du tout à leur apporter. Cest-à-dire que loeuvre nessaie plus de leur faire croire à la réalité objective des choses racontées. Vous savez, quand Balzac écrivait un roman, par exemple, il inventait, mais il passait une espèce de convention tacite avec ses lecteurs. Cette convention était "les choses que je vous raconte sont des choses qui se sont passées vraiment", nest-ce pas? En réalité cétait faux, Eugénie Grandet ou le Père Goriot nont pas existé, mais lauteur faisait semblant de croire quils avaient existé et le lecteur faisait semblant de le croire aussi. Bon.
Aujourdhui, il me semble quil en va tout à fait autrement, et en particulier dans un film comme "LImmortelle", ou dans un roman comme La Maison de Rendez-Vous il ny a pas du tout cette espèce de peinture en trompe-loeil qui était celle du roman du dix-neuvième siècle. Le romancier continue à inventer, mais au lieu de cacher son invention, au contraire il la montre du doit, il se designe lui-même comme quelquun en train dinventer des histoires, des histoires évidemment fausses car on ne peut pas inventer quelquechose de vrai on ninvente que des choses qui nexistent pas. Ce qui trouble les gens cest à partir du moment où cette invention se passe dans un décor réél. Il semble que les gens veulent bien à accepter Marienbad parce que le décor lui-même de Marienbad (Lannée dernière à Marienbad) était irréaliste. Cétait des, un hôtel censément, mais un hôtel qui ne ressemble à aucun hôtel que les gens connaissent. En réalité cétait plusieurs chateaux en Bavière quon avait montés bout à bout pour faire un palais somptueux, un hôtel de grand luxe qui ne se comportait pas du tout comme un hôtel réél. Et ça rassurait les spectateurs parce quils se disaient par conséquent, "Cest du rêve, ça se passe dans un décor de rêve, et il ny a pas à chercher ce qui est vrai ou ce qui est faux puisque de tout façon cest du rêve."
Intervieweur:
Ce nest plus le cas dans "LImmortelle".
Robbe-Grillet:
Non, justement. Dans un film comme "LImmortelle", ce que lon voit comme décor, cest le vrai Istanbul. Je connais très bien Istanbul moi-même, et jy ai habité assez longtemps, et tous les gens qui y ont, qui connaissent la ville, quils soient turcs ou quils soient français, tous ces gens-là reconnaissent parfaitement la vraie ville et elle leur semble même rendue avec beaucoup de réalisme, nest-ce pas?
Interviewer:
Oui.
Robbe-Grillet:
De même les gens qui connaissent Hong Kong reconnaissent parfaitement Hong Kong dans La Maison de Rendez-Vous. Néanmoins, dans ce décor réél, ce décor quil soit architecturale ou sonore, car dans "LImmortelle" le décor sonore, les bruits enregistrés dans les rues jouent un très grand rôle. Les cris des marchands ambulants, les appels de sirène du port, les toc-toc-toc-toc-toc des bateaux, etc., tous ces bruits réalistes jouent un très grand rôle. Et donc dans ce décor réél il se passe des choses qui ne ressemblent pas à la réalité objective, mais tant quils se trouvent dans les faits divers des journaux. En particulier on ne peut jamais dire ce qui est vrai et ce qui est faux. Est-ce quil y a eu un accident de voiture ou deux accidents de voitures et est-ce que lhéroïne est morte dans le premier? Est-ce que le héros est mort dans le second, est-ce que lhomme au chien est mêlé à lhistoire ou est-ce quil est un simple passant? Toutes ces questions-là on ne peut pas du tout y répondre. Même moi. Quand Balzac ..... répond aux questions du même ordre, comme il poserait à propos dun des romans de la comédie humaine.
Intervieweur:
Cest-à-dire, si vous voulez bien, dans "LImmortelle" les décors sont rééls, même dune réalité très visible, cest un mot que vous aimez beaucoup, mais les personnages ne semblent jamais rééls.
Robbe-Grillet:
Cest peut-être plus compliqué que ça encore, car, les décors, eux-mêmes, ont tendence à devenir imaginaires, parce que Istanbul cest quand-même deux choses pour nous. Cest dune part le vrai Istanbul objectif, réél, et dautre part un certain mythe dIstanbul. Ce mythe est un mythe affectif et culturel, nest-ce pas, qui a été forgé par les romans de Pierre Loti, par les histoires de harem, bon. Alors, il y a un mythe de lorient, comme il y a un mythe de lextrème-orient pour le Hong Kong de La Maison de Rendez-Vous, nest-ce pas, et ça, ça existe aussi, nest-ce pas, ca est également une réalité, cest une réalité subjective, à lintérieur de nous-mêmes, de nos.. époque, et lautre. Lautre réalité est, mettons, plus objective. Et bien, tout ça compose ce que jappelle pour moi une ville imaginaire. Cest-à-dire que Istanbul ou Hong Kong sont de vraies villes qui existent vraiment. On peut prendre lavion pour aller les visiter. Néanmoins, elles nont de réalité dans notre tête quà partir du moment ou nous commençons à les imaginer, nest-ce pas, et le thème de la ville imaginaire est très important dans "LImmortelle". Mais vous voyez ce thème de la réalité objective qui est vue comme fausse. Qui est vue comme imaginaire, voyez, exactement le phénomène inverse de ce que je disais tout à lheure à propos de Balzac. Alors que Balzac prenait des personnages imaginaires et essayait de faire croire quils étaient objectivement vrais. Il voulait raconter une histoire, nest-ce pas, il voulait y faire croire.
Intervieweur:
Alors, aujourdhui, vous, est-ce que vous voulez raconter une histoire?
Robbe-Grillet:
Et bien, en tout cas je nessaie pas dy faire croire.
Intervieweur:
Daccord.
Robbe-Grillet:
Jai des histoires.
Intervieweur:
Mais vous nessayez pas dy faire croire. Daccord.
RG:
Non.
Intervieweur:
Deuxième point. Est-ce que vous voulez raconter une histoire?
RG:
Là, évidemment cest dans le mot raconter plus que dans le mot histoire que les choses se passent. Beaucoup de lecteurs ont dit à propos de mes livres, à propos du nouveau roman en général, que lidéal pour nous est quil ne se passe rien dans loeuvre. Quil ny ait jamais aucune aventure, quil ny ait jamais aucune histoire au sens romanesque du mot. Or, on saperçoit dans par exemple, mon dernier roman, La Maison de Rendez-Vous que cest tout le contraire, cest un roman qui est bourré dhistoires. Ils sen passent des quantités, des histoires les plus traditionnellement romanesques, ce sont des fragments assez courts.
Intervieweur:
Oui, cest ça.
RG:
Et, ces histoires ne sont pas racontées. Ce sont des histoires auxquelles il est fait allusion sous forme de fragments non seulement en cours, mais discontinus et en transformation perpetuelle. Parce que, justement, ce monde imaginaire, ce monde réél en train de devenir imaginaire, cest un monde qui est en réalité en train de sinventer. Et je peux le dire de Istanbul, vraie ville, qui devient ville imaginaire dans limagination dun personnage qui arrive et qui ne connaît pas la ville, de même que lhéroïne, qui est Françoise Douyon est une vraie femme mais est en train de devenir imaginaire. Elle se transforme en carte postale érotique pour collégiens ou en statue de cire ou en gravure de mode, nest-ce pas et, de même, toute lhistoire, toute anecdote, est une anecdote qui est en train de simaginer.
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