Jean-Paul Sartre: Les Mouches et Huis Clos
Introduction
1. Je veux vous parler aujourdhui du théâtre français tel quil sest developpé et tel quil sest affirmé depuis la guerre (WWII), mais comme cest un sujet qui serait beaucoup trop long pour une courte causerie, je crois quil vaut mieux me limiter à quelques pièces et à quelques auteurs. Jai choisi les deux auteurs qui me semblaient les plus représentatifs, cest Jean-Paul Sartre et Camus, qui navaient jamais publié douvrage théatrale avant la guerre et qui sont très significatifs des tendances du théâtre moderne. Et jai choisi parmi leurs pièces Les Mouches et Huis Clos pour Jean-Paul Sartre, et Caligula pour Camus. Je crois quen étudiant un peu attentivement ces oeuvres, nous aurons une idée plus juste, plus intéressante des tendences modernes du théâtre français que par une longue et superficielle énumeration de toutes les richesses, car il y en a de grandes, qui se sont manifestées pendant cette période.
Jean-Paul Sartre : Les Mouches
Commentaire et extrait
Je vous parlerai dabord des Mouches de Jean-Paul Sartre. Cest la première pièce dun auteur qui nétait connu jusque là que par des ouvrages philosophiques et romanesques. Pour vrai dire ce nest pas exactement sa première pièce, car Jean-Paul Sartre avait fait une première expérience théatrale qui lavait beaucoup impressionné et qui la certainement beaucoup influencé dans le camp ou il a été prisonnier pendant neuf mois.
Commentaire : Les Mouches
On lui avait demandé au moment de Noël décrire une pièce et il avait essayé de communiquer à ses camarades un peu despoir, certaines de ses idées, malgré les surveillances, malgré les censures qui investissaient toute tentative. Le sujet quil sétait proposé cétait le sujet de la Nativité puisque cétait pour la fête de Noël, mais cela lui permettait de représenter dune manière très transparente le drame de loccupation en France puisquil avait commencé son sujet de la manière suivante -- il décrivait la Judée occupée par les Romains, les tentations de désespoir, de collaboration quil y avaient dans ce petit pays écrasé par une immense puissance, et cependant la volonté daffirmation, de résistance, dune partie de la population. Et, cette pièce était très inférieure à celles que Sartre a écrites depuis, mais elle avait, elle lavait beaucoup intéressée, elle avait été pour lui une grande expérience parce quil avait éprouvé là la possibilité dun rapport direct et dun rapport très significatif avec le public, tandis que souvent le public dans une salle de théâtre est un ensemble de gens qui viennent simplement pour se distraire, pour tuer le temps, pour critiquer, pour faire comme les autres, sans être rattachés les uns aux autres par aucun lien véritable, ni de situation, ni dintérêt. Au contraire, le public cétaient tous des prisonniers, réunis par une même situation, qui venaient écouter ce quun des leurs avait à leur dire, et, il y a eu, dans cette communication, quelquechose qui a été pour Sartre très exaltant et plein aussi denseignement parce quil a compris là pour la première fois dune manière très évidente, quelle était la vraie fonction de la littérature, quil nétait pas simplement une distraction, une évasion, ni même une contemplation dune certaine vérité éternelle, mais quil était véritablement une action et qui devait se situer dans le temps, dans lespace, dans des situations concrètes, si bien que quand il a été rentré à Paris, et quand il a décidé de nouveau avec beaucoup dautres écrivains quil fallait malgré tout, malgré loccupation, que les intellectuels français essaient décrire, de sexprimer. Quand il sest retrouvé dans ces circonstances il sest rappelé son expérience du camp de prisonniers, et la pièce quil a écrite, Les Mouches, a été un effort pour communiquer, malgré les censures et malgré toutes les difficultés, avec lensemble du peuple français. Et cest la première chose quil faut comprendre si on veut lire clairement Les Mouches, cest que cest une pièce qui a été écrite en 1943, representée en 1943, et qui entendait apporter à des gens opprimés et quon réduisait au silence, pour qui laction nétait que clandestine et très difficile, un message despoir. Cest pour cette raison que Sartre a choisi de sabriter derrière un mythe historique. Daprès ses goûts personnels, il aurait plutôt situé ce drame, qui est un drame de la liberté, dans des circonstances contemporaines puisque précisement il souhaitait faire un drame qui fût engagé dans le moment présent.
Mais cet engagement ne pouvait pas être révélé, sinon la pièce naurait jamais échappé à la censure et il sagissait den masquer le dessin. Sartre a donc emprunté une vieille histoire à la Grèce, et apparement, ce quil raconte cest lhistoire dOrèste revenant à Argos et tuant, pour se venger deux, le meurtrier de son père Egisthe et Clytemnestre, sa mère, qui la incité au meurtre, poussé par Elèctre comme dans lhistoire antique. Mais de ce drame Sartre a fait non pas seulement une histoire classique mais comme je vous disais véritablement le drame de la liberté. Et cest un point très important pour lui parce que cette idée de liberté est au centre de la doctrine existentialiste, qui est, comme vous le savez, la doctrine philosophique dont Sartre est en France, sous sa forme actuelle, le fondateur. Ce qui est intéressant aussi à noter cest que cette idée de liberté naurait pas encore trouvé chez lui son developpement sous une forme théorique quand il lui a donné une expression concrète dans Les Mouches. Cest important parce que cela nous montre que dans cette espèce de collaboration de la philosophie et de la littérature quon trouve en France aujourdhui, il peut très bien arriver, que ce soit la méditation concrète sur un côté individuel, particulier, du drame humain qui amène le philosophe à préciser sa pensée même sur un plan théorique. Mais il ne faut pas croire que quand un auteur comme Sartre écrit une pièce ou un roman, il part dabord de la théorie et il essaie ensuite de lillustrer par une pièce ou par une histoire, ce qui serait une très mauvaise méthode qui rendrait le roman ou la pièce quelquechose dabstrait ou de désseché. Simplement il se situe dans un certain univers philosophique qui est le sien, et quil donne à ses personnages la dimension metaphysique, qui est selon lui, leur dimension réelle, et il fait de leur histoire une espèce dexpérience intérieure comme tout dramaturge, tout romancier, est amené à le faire. Autrement dit, avec cet arrière-plan philosophique, il écrit la pièce, il écrit le roman pour eux-mêmes, si bien que la pièce peut lui apprendre quelquechose comme elle peut aussi apprendre quelquechose aux lecteurs quils nauraient jamais trouvé dans des traités théoriques. Ça a été le cas pour Les Mouches, qui sont, jusquici, lexpression la plus claire, la plus saisissante, de la théorie de Sartre sur la liberté, cest à dire, de sa morale de lengagement. Le héros, Orèste, apparaît au début comme un jeune homme doué de cette liberté quon a cru longtemps en France être la liberté véritable, à savoir la pure disponibilité, cette disponibilité dont parlait par exemple An(dré) Gide. Cest un fait intéressant à noter parce que cest ce genre de liberté quont connu, justement, avant la dernière guerre, beaucoup de jeunes intellectuels français, beaucoup de jeunes bourgeois en général qui ne sentaient pas dune manière très forte la pression de lhistoire, la pression des conditions économiques, sociales, politiques sur leurs propres vies, et qui se croyaient libres du fait que ils voyaient souvrir devant eux quantités de possibilités et que rien ne faisait pression sur eux. Cest la liberté dont jouit Orèste qui pendant des années sest promené à travers le monde avec son préceptuer sans avoir de liens, sans avoir dattaches, sans avoir non plus de tâches précises à accomplir. Mais cette liberté ne lui suffit pas. Il sent que cest une liberté abstraite, vide, morte, quun homme nest vraiment libre que sil a quelquechose à faire, sil a des racines, et souhaite se donner ces racines, et ce nest pas par hasard, ce nest pas par simple curiosité quil arrive à Argos et que là il respire latmosphère de la ville et que il découvre quil y a quelquechose pour lui à faire dans cette ville.
Il découvre que les gens dArgos qui sont son peuple vivent dans une terrible oppression. Ils vivent dabord dans le remords parce que Egisthe pense que pour apaiser les dieux quil a offensés il faut que le peuple tout entier se repente du crime que lui, Egisthe, a commis, ou pour mieux dire, il ne croit même pas exactement à la colère des dieux, mais il pense que maintenir le peuple dans labjection du remords, du repentir, cest la manière la plus facile détouffer sa liberté et par conséquent de le forcer à accepter une servitude et une dictature. Et le peuple vit en effet dans la terreur, le remords, qui sont contraires à toute espèce de dignité et de liberté humaine. Et Orèste comprend deux choses: il comprend que pour son intérêt, on pourrait dire son salut subjectif, il lui faut accomplir un acte qui vraiment le racine en ce monde, et particulièrement dans sa ville. Et dautre part il comprend que le peuple a besoin pour être sauvé dêtre affranchi du joug dEgisthe. Et cest de ce double motif que naît sa décision, de débarasser le peuple dEgisthe et de Clytemnestre. Il est poussé à cela par Elèctre, car bien entendu il faut des motifs psychologiques à toute décision fut-elle dun caractère métaphysique et morale. En réalité la décision sencadre toujours dans des situations très concrètes, et la pression que fait sur lui Elèctre, et laffection quOrèste porte à Elèctre jouent un rôle très important dans la détermination dOrèste. Mais, essentiellement, sur le plan moral, sa volonté cest celle-ci: se sauver lui-même en sauvant son peuple. Et cest cette liaison du service subjectif et de la motivation objective de lacte qui me semble le plus important dans la pièce et aussi bien que dans la théorie générale de Sartre sur la liberté qui consiste non pas à poser une liberté purement individuelle, détachée de tout contenu, détachée de ses liens avec le reste du monde, mais ce quil appelle une liberté engagée, cest à dire une liberté qui se donne un contenu en senvoyant plus dutilité dautrui. On ne peut pas dire ni quOrèste a agi simplement pour lui-même comme sil avait été animé de cette espèce de volonté puissante par exemple dont parlait Neitche. On ne peut pas dire non plus quil agit pour le peuple avec une totale abnégation de lui-même comme si il nétait pas important à ses propres yeux. Il a agi à la fois pour lui-même et pour les autres, ce qui est selon Sartre la seule manière vraiment valable dagir car un homme ne doit dans son action ni totalement se perdre, soublier. Cest lui-même qui agit et son acte a répercussion sur lui mais il ne faut pas non plus laccomplir dune manière purement gratuite car une action gratuite naurait pas de contenu, ne serait pas véritablement une action. Orèste a accompli donc ce meurtre, et il laccomplit, chose aussi très importante, contre la volonté des dieux. Les dieux représentent, aux yeux de Sartre, la morale établie, lordre établi, tout lensemble des conventions auxquelles lhomme trop souvent se soumet par une espèce simplement de paresse et de peur. Et lacte dOrèste est libre en ce que dune part il a un contenu et dautre part en ce quil est vraiment assumé par le héros, cest à dire quOrèste ne demande à personne de juger si son acte est bon ou mauvais, mais il ne prend en témoignage que dans sa propre conscience et dans son propre jugement, ce qui lamène à une solitude assez tragique. Il naccomplit pas cet acte gaiement. Il laccomplit avec lespèce dangoisse qui doit toujours, selon Sartre, daprès Kierkegaard, accompagner lacte vraiment morale, non pas avec la certitude de soi, du pharisien, mais avec le trouble, avec linquiétude, avec lespèce de souffrance de lhomme vraiment morale. Avant accompli cet acte de cette manière-là, sans joie mais avec une ferme décision, du même coup il naura pas de remords, il va échapper aux terribles érinyes, aux mouches qui dévastent la ville dArgos, qui dévastent même le coeur dElèctre, parce quil sait quil a fait ce quil a voulu et cétait dans sa volonté dhomme, précisement, de décider du bien et du mal, déclairer la vérité du bien et du mal.
Vous allez entendre à présent une des scènes capitales des Mouches. Orèste a tué Clytemnestre et Egisthe. Il est réfugié dans le temple dApollon. Les érinyes lentourent, et Zeus en personne vient réclamer de lui le repentir de sa faute, vient lui demander de déclarer que lacte quil a commis était un mal et Orèste refuse et oppose à la volonté de Zeus sa propre affirmation humaine, dune liberté, que rien en dehors delle-même ne peut déterminer, ne peut condamner ou justifier.
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Commentaire : Huis Clos
Jean-Paul Sartre a écrit pendant loccupation une autre pièce, Huis Clos, dun caractère très différent. Il a voulu marquer, dans cette œuvre, une vérité, qui lui est aussi très chère, cest que le bien ou le mal ne peuvent exister pour les hommes que par les hommes. Cest le sens dune des formules les plus célèbres de Huis Clos, « lenfer, cest les autres, » dit un des personnages. Ce que Sartre veut dire, cest que lenfer, comme aussi dans sa pensé, le paradis, ne peuvent venir aux hommes que par les hommes. Les résistances du monde, la maladie, la pauvreté, la captivité, la mort même, dans la mesure ou elles apparaissent comme naturelles, ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais sont faites, comme le disait autrefois les Staiciens, pour être surmontées. Il y a, au contraire, un mal véritable, un mal absolu, cest la volonté mauvaise dun homme qui veut nuire à un autre. Et, la nature humaine est telle que chaque homme, en un sens, est un ennemi pour les autres hommes, du fait même quil coexiste avec eux, et quil veut se poser, lui-même, comme conscience, comme liberté, ne regarder les autres que comme des objets. Cest un état de choses qui peut être surmonté par lamitié, par la confiance, mais, si les hommes refusent lamitié et la confiance, alors, à ce moment-là, ils deviennent véritablement, les uns pour les autres, des bourreaux, et leur coexistence devient un enfer. Cest cet aspect sombre de la condition humaine que Sartre a voulu illustrer par Huis Clos. Ici encore, il a eu recours à un mythe, pour la même raison que dans la pièce précédente. Il aurait aimé montrer les rapports dhommes enfermés ensemble, dans une cellule, par exemple, à Fresnes ou dans une autre prison, dans des conditions réellement concrètes et historiques, mais cétait impossible. Il a donc transposé cette coexistence dans lenfer. Il suppose que trois individus coupables, des uns pour des raisons, des autres pour dautres, mais tous, la conscience chargée de lourds crimes, se trouvent réunis en enfer, et, de par, justement, leur mauvaise volonté, de par la peur quils ont les uns des autres et le fait quils senferment dans leurs intérêts personnels, ils deviennent des bourreaux les uns pour les autres et cest cela le tourment qui les attend, non pas des tourments extérieurs, le feu, les grilles, et cetera, mais ce tourment que peut être tout homme de mauvaise volonté pour dautres hommes et, pour vous donner une idée de cette pièce qui est très différente de ton de celle dont vous avez entendu une scène, vous allez entendre à présent la première scène de Huis Clos, celle qui introduit toute la pièce, lorsque le journaliste Garçin arrive dans cet étrange endroit, il ne sait pas encore lequel cest, ou laccueille un garçon détage qui ressemble à nimporte quel garçon détage dans un hôtel. Voici le dialogue entre Garçin et le garçon détage.
Extrait : Huis Clos
QUESTIONS DE RÉFLEXION ET DE COMPRÉHENSION
- Comment explique-t-elle lidée de Sartre, exprimée dans la citation, « lenfer, cest les autres » ?
- Pensez-vous quune telle enfer (ou paradis, selon Sartre) puisse exister dans la vie quotidienne ? Donnez-en un example.
- Sartre décrit le mal véritable ainsi : « la volonté mauvaise dun homme qui veut nuire à un autre ». Comment interprétez-vous cette idée ? Etes-vous daccord ? Pour vous quest-ce que le mal véritable ?
- Selon Sartre, quels sont les rôles de la confiance et lamitié dans les relations humaines.
- Comment un individu peut-il devenir lennemi dun autre ?
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