En cette saison artistique 1987-1988 toute la France culturelle sest retrouvée sous le cîme de Don Juan. Et pas seulement à cause du bicentennaire de la création de Don Giovanni. Au théatre, à lopéra, à la télévision, partout on remonte on joue, on rediffuse les Don Juan, Molière où Mozart, et lon sinterroge sur le mythe -- pourquoi Don Juan fascine-t-il encore?
TIRSO DE MOLINA
Actrice: Quel beau jeune homme, vaillant, noble, gracieux. Venez à vous, seigneur!
Acteur: Où suis-je?
Actrice: Vous voyez dans les bras dune femme.
Acteur: Mais, oui!
MOLIERE 1665
Acteur: Belle Charlotte, je vous aime... de tout mon coeur... et ne tiendra quà vous que je vous arrache de ce misérable lieu et ne vous mette dans létat où vous méritez dêtre. Cet amour est bien franc, sans doute, mais cest un effet, Charlotte, de votre grande beauté et on vous aime autant dans un quart dheure quen ferait un autre en six mois.
MOZART: DON GIOVANNI(livret italien)
JULIA KRISTEVA
Don Juan cest le comédien par excellence. Ou en termes plus nobles, on pourrait dire que cest lhomme baroque. Mais peut-être que tout comédien est un homme baroque. Alors, lâge baroque cest un moment extrèmement fascinant dans la culture occidentale. Pour ne pas aller dans tous les détails, disons que cest le moment de linconstance, de tout ce qui change, des valeurs sans valeur, de la remise en cause de toute identité.
extrait de lopéra
MOLIERE
Acteur (Don Juan): On goûte une douceur extrème à réduire par cent hommages le coeur dune jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès quon y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, linnocente pudeur dune âme qui a peine à rendre les armes, à forcer petit à petit toutes les petites résistances quelle nous oppose, à combattre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement là où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsquon en est maître une fois, il ny a plus rien à dire, il ny a rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini. Et nous nous endormons dans la tranquilité dun tel amour si quelque object nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants dune conquête à faire.
JEANNE MOREAU
Intervieweur: Ça vous semble bon de rencontrer quelquun qui incarnerait le mythe de Don Juan et de le reconnaître?
JM: Certainement pas.
I: Inimaginable?
JM: Je veux dire que les gens qui pourraient se penser Don Juan cest de la roupie de sansonnet, je veux dire quil faut de la grandeur. Nous ne vivons pas à une époque de grandeur.
I: A dautres époques vous croyez quil y a eu?
JM: Peut-être. Peut-être cette recherche de labsolu, sans doute, oui. A travers la possession des autres, oui, peut-être.
I: Ça veut dire quoi, quaujourdhui on rencontre quoi, des Casanovas mais pas de Don Juan?
JM: Et encore, Casanova, vous loffensez. Je veux dire à une époque où vous avez des affiches où on vous donne des numéros de minitels pour converser avec des dames ou des messieurs pour apaiser vos appétits sexuels et amoureux, je pense que il ny a guère de place ni pour Casanova ni pour Don Juan, non.
NARRATEUR:Au dix-septième siècle, Les Lettres de la Religieuse Portuguese développent aussi le thème de la séduction.
ACTRICE: Ne croyez rien de ce que je vous dis. Laissez-moi vous suivre. Je ferai votre bon plaisir. Je déteste trop la tranquilité que jai connue avant vous. Je suis folle, emenez-moi. Jaurai peut-être assez de soumission pour servir celle que vous aimez.
ACTEUR: Finissons, madame. Cette qui vient va mendormir.
Je ne suis pas un ange. Je fus votre dévot mais je suis dévot dune autre, voilà tout. Il ny a que celui-ci dont je ne serai jamais dévot.
ACTRICE: Taisez-vous. Ce blasphème est inutilie.
ACTEUR: Mais, non, Marianna. Je dis ce que je pense. Faites comme moi, oubliez, jetez ces prières de sortir. Faites entrer de la lumière, de la lumière partout. Je tai offert de sortir. Du soleil dans ces cryptes, du soleil dans votre coeur...
NARRATEUR: On dit toujours Don Juan cest le désir, mais que le désir et non la possession.
JULIA KRISTEVA: Cest en effet le désir de séduire, mais non pas de posséder. Et ça se voit très nettement quand on voit avec quelle facilité il passe dune conquête à une autre. Ce qui lintéresse cest de conquérir, mais non pas de dominer cette conquête. Le terme de possession renvoit davantage à quelquechose de stable, qui va durer, à la pérennité -- je te possède, tu me possèdes et nous sommes voués à la fois au bonheur et au malheur. Cest plutôt un terme que jemployerai pour la passion romantique. Et quand tu ne me possèdes plus je sombre dans la dépression. Et vice versa. Don Juan nest pas dans cette logique. Il est dans lintermédiare. Il est dans linconstance, dans le passage, dans le volatile. Et Don Juan a peut-être la particularité de nous parler de la sexualité masculine dans ce quelle a de plus extravertie, de plus visible, de plus orienté vers la démonstration dun pouvoir, et en même temps, dissimilant quelque part dans les failles de cette armure brillante des faiblesses et des impossibilités. Il aime, mais est-ce quil ne saime pas lui-même finalement? Est-ce quil naime pas simplement sa manière de jouer, et pas du tout les différents objects visibles de sa passion qui sont des femmes finalement qui comptent pas tellement.
extrait de lopéra
Intervieweur: La séduction de Don Juan à légard des femmes consiste en quoi?
Jeanne Moreau: Certainement le côté sombre, le côté insaisissable. On a toujours envie de ce que lon ne peut pas avoir. Cest certainement ça, le pouvoir de Don Juan. Linatteignable.
I: Dans quel sens?
JM: Pour la femme, cet homme qui veut les séduire et, elles ont certainement, elles avaient certainement la préscience quune fois prises elles seraient abandonnées. Cest un peu se brûler.
I: Et ça cest fascinant.
JM: Pour certaines, oui.
extrait de film:
Jeune fille 1: Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte? Est-ce que vous lui parlez damour aussi?
DJ: Non, au contraire, cest elle qui témoigne, qui veut être ma femme et je lui disais que jétais à vous.
JF1: Quest-ce que cest donc qui vous a fait rire?
DJ: Elle est jalouse, elle veut vous parler. Je lui disais que cest vous que je veux. Oh!
JF1: Quoi, Charlotte
DJ: Quest-ce que vous lui direz? Cest inutile.
Charlotte: Comment donc las-tu...
DJ à C:Si vous lui parliez vous lui ôterez cette hantise.
DJ à JF1:...
C: Je voudrais...
DJ: Elle est obstinée, comme tous les diables
JF1: Vraiment?
à JF1: Ne lui dites rien, cest une faille
à C: Cest une extravagante.
à JF1: Je gage quelle va vous dire que je lui a promis de lépouser.
à C: Gageons quelle te dira que je lui a donné parole de la prendre pour femme
JF1 à C: Oh, Charlotte...
Intervieweur à JM: Don Juan nest pas heureux.
JM: Certainement pas, puisquiil est à la recherche, et il a une recherche inassouvie perpetuellement inassouvie. Cest toujours aller au-delà de quelquechose pour voir. Cest comme si il sattendait à ce que la parole de Dieu résonne. Est-ce que Dieu existe? Est-ce quIl me regarde? Est-ce quIl mentend? Est-ce quIl mobserve?
F: Si tu me jures de mépouser, je suis à toi.
DJ: Donne-moi ta main. Voici ma main, voici ma foi. Je jure devant Dieu et devant les hommes dêtre ton mari.
F: Mais prends garde, songe quil y a Dieu.
DJ: Jai juré devant lui.
Madame: Pour Don Juan, où lhomme baroque, la transcendance existe, même si elle est distante. Même sil est bafoué. Elle est la pour que je puisse m'y mesurer, pour que je puisse jouer avec, mais elle est là et cest dailleurs un délégué de la transcendance qui se manifeste à la fin, cest le commandeur qui lentraîne dans les flammes et qui donne cette espèce didéal par rapport auquel il se bat, par rapport auquel il joue, quil ironise, mais qui est là.
Monsieur André Pieyre de Mandiargues:
Mais son action montre est tou de même lié, à la religion par la faute.
Intervieweur: Mais je vais reprendre un peu la phrase de Georges Bataille, qui dit "lérotisme cest jeter la mort dans la vie."
APM: Oui
Intervieweur: Mais est-ce que ce nest-ce pas le propos constant de Don Juan?
APM: Oui, en effet. De jeter la mort dans la vie, et en même temps de jeter la vie dans la mort, étant donné que cest laboutissement de son activité de mâle et quil ne fait rien pour éviter la mort. Peut-être attend-t-il de la mort quelquechose que nous ne savons pas et qui fait une sorte de plaisir différent de, des plaisirs que lui donnent ses femmes habituelles.
la Mort: Voici ma main, voici ma foi, devant Dieu et devant les hommes je jure que tu vas épouser la Mort.
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