PARIS 1924, La Capitale des Créateurs Artistiques
(enregistré en 1964)
Introduction/Narrateur
Il est né avec le siècle (1901). Au lendemain de la Grande Guerre, il quitte Bordeau, arrive à Paris ou cest Darius Milhaud qui lui fait entendre la musique de Schoënberg. Cest aussi Darius Milhaud qui lui met en relation avec le groupe des six. La musique des six lattire. Celle de Schoënberg ne lui semble pas une nouveauté. Elle lui rappelle le "modern style" dont tous les bons déjà se moquaient. Henri Sauguet nhésite pas longtemps, il choisit décrire une musique sans parti pris, une musique de liberté. Mais le Paris des années vingt, comme on dit, est la capitale des créateurs, des artistes disponibles et toujours merveilleusement libres. Stravinsky, Satie, Milhaud, Poulenc, sont les compagnons du jeune musicien, ses compagnons de laventure créatrice. Et Cocteau aussi et Max Jacob. Cest le temps du Boeuf sur le Toit, de Picasso, de Braque, de Matisse, et enfin, comme un merveilleux arc-en-ciel, Diaghilev et ses Ballets Russes. Henri Sauguet est un musicien heureux. Il ne cesse guère de composer: des ballets, comme le célèbre ballet "Les Forains" (1945), des opéras, dont "la Chartreuse de Parme" (1927-36) sur un livret tiré du roman de Stendhal, des symphonies, des musiques de scène pour la Comédie Française, pour le grand Douvet, pour lincomparable Dulin, et la consécration, la gloire, lui viennent tout à coup quand Serge Diaghilev lui commande un ballet, "la Chatte" (1927).
La Guerre, la Deuxième Guerre Mondiale et sa longue nuit interrompt la scintillante carrière dHenri Sauguet. Le temps du Boeuf sur le toit, lépoque enchanteresse des ballets russes, le merveilleux printemps des grands maîtres, sévanouissent, et semblent seffondrer dans le nouveau crépuscule Wagnerien. Henri Sauguet revient à son art après la libération de la France et de lEurope. On le retrouve aussi fécond, aussi brillant quautrefois. Il écrit des mélodies, des musiques de films, une suite pour orchestre à cordes, et vient de nous donner un concerto pour violoncelle créé à Moscou il y a quelques semaines par le célèbre Rostropovich. Un musicien heureux et libre, le musicien de lexplosion de liberté des années 20, il est de ceux qui pourraient dire, et diraient volontiers, si cétait à refaire, je reprendrai le même chemin.
HENRI SAUGUET
Il marrive souvent, arrivé à ce point de ma vie, à ce moment, de mon existence de musicien, de penser ce que je penserai de moi si javais vingt ans. Si, au lieu dêtre arrivé à lâge de soixante et quelques années, que je possède maintenant, javais vingt ans, quest-ce que je dirais, quest-ce que je penserais de la musique dun nommé Henri Sauguet si je me trouve en face delle dun coup. Est-ce que je considererais que cette oeuvre, toute entière, appartient au passé, quelle est surannée, quelle est préoccupée de choses qui ne sont point dans le mouvement, dans le temps, et si, corps et biens, je me serais jeté, à lâge de vingt ans, dans ce mouvement qui fait aujourdhui tant de ravages dans la musique contemporaine, cette recherche dun style à travers la série, à travers la duodécaphonisme, à travers tout ce mouvement décriture qui a créé un nouvel ensemble un nouvel état dâme, un nouvel état desprit musical ou si je continuerais à écrire la musique que jai déjà écrite, c'est possible que, je naurais pas dévié de mon chemin. Et, en musicien de soixante ans, qui a eu vingt ans, on remonte au cours des années et je considère quen effet il y a de cela maintenant une quarantaine dannées. Mais quand on vit tout dun coup dans la présence dune musique, de plusieurs musiques, plusieurs courants musicaux, si je nai pas choisi celui qui était de faire une musique qui était post-romantique, si je nai pas choisi décrire une musique qui fût impressioniste, ou post-Debussiste, si je nai pas choisi décrire une musique choque, comme le "Sacre du Printemps" de Stravinsky semblait ouvrir une voie à celle-là, si je nai pas choisi décrire une musique qui fut dans le sentiment de toute une sorte darchaïsme, de retour, au folklore, ou d' un retour à Bach, ou au formes nobles du classicisme, si je nai pas choisi même décrire à ce moment-là une musique qui fût post-Schoënbergienne, ou post Weberienne, car je la connaissais, et si jai choisi décrire une musique qui fut libre de toute sorte dindication aesthéthique et qui se voulait simplement musique de jeune homme, puis musique dhomme, et puis musique maintenant peut-être de vieillard, cest que à ce moment précis de ma vie ou ce choix était à faire jai été entrainé par un mouvement de liberté, un mouvement de totale indépendence, qui venait de naître tout autour des années daprès la guerre de 1914-18. Quant au mouvement, mouvement qui aujourdhui a pris la première place dans la vie musicale du monde, ce mouvement de duodécaphoniste et du mono-sérielle, je le connaissais bien. En effet, métant lié par lettre avec Darius Milhaud, celui-ci minvita à venir faire un voyage à Paris pour écouter. Le "Pierrot Lunaire" de Schoënberg, quil allait donner en audition première à la Salle Gavot avec Mme. Maria Franc comme cantatrice, et pour écouter on a "Les Suèdois", le ballet "Lhomme et son désir" qui venait dêtre créé, et "Les mariés de la Tour Eiffel", le ballet que Jean Cocteau avait écrit avec le Groupe des Six. Jentendis donc le "Pierrot Lunaire" de Schoënberg, qui mimpressiona beaucoup mais que je trouvais appartenant à une aesthéthique tout à fait périmée. Jassimilais assez cette ligne musicale, cette façon de procéder, ces touches impressionistes, à quelquechose qui me rappellait le "modern style" et qui mapparaissait tout à fait dépassé. Par contre, me trouvant en contact avec la musique de Darius Milhaud que jentendais pour la première fois en dehors du piano où je la jouais moi-même dans la ville de Bordeaux où jhabitais, me trouvant pour la première fois en contact avec cette musique vraiment nouvelle et qui apportait à ce moment-là une chose tout à fait étonnante cest cette part importante de la percussion dans la partition musicale, qui était "Lhomme et son désir". Me trouvant en contact avec cette farce sublime et étonnante et détonnante qui était "Les mariés de la Tour Eiffel" et cette partition du Groupe des Six, je fus tout de suite attiré par cette odeur de nouveauté qui se dégageait de cet ensemble doeuvres, et jai décidé dorienter toute mon oeuvre dans ce sens-là, non point que je voulais imiter ce que je venais dentendre, mais que je sentais que cétait là où se trouvait la vraie liberté pour un jeune artiste, les moyens quil avait de pouvoir sexprimer lui-même librement comme il le souhaitait, avec sa propre personnalité et par ses moyens propres.
Depuis, cest à Paris que jai écrit loeuvre de ma vie. Cest à Paris que jai fait ma vie, et cest à Paris que jai connu les plus grands moments de la musique et de lart de mon temps. Ce que fûrent ces moments-là mont marqué, et ont marqué, je crois, lépoque. Jai limpression davoir été à la fois témoin et acteur, car très rapidement jai été mélé au mouvement musical parisien et par conséquent le mouvement musical du moment. Jai très rapidement écrit et vu jouer mes oeuvres, il y a quarante ans cette année, en 1924, au moment ou je suis en train de prononcer ces paroles, on jouait une oeuvre de moi au théatre des Champs Elysée qui était un petite opéra-bouffe que javais écrit qui sappellait "Le plumet du Colonel" dont javais écrit à la fois les paroles et la musique, qui fut créée en même temps qui était créé à Paris "lhistoire du soldat" de Stravinsky. Jeus la fortune de connaître à la fois Darius Milhaud, .....du Lot, Francis Poulenc, Georges Auric, Jean Cocteau, Eric Satie, et dautres personnalités éblouissantes que javais rencontrées au Boeuf sur le Toit qui venait à ce moment-là de naître rue Boissy-dAnglas et qui créait non point le café littéraire tel que lavait connu les symbolistes, mais une sorte de réunion prodigieuse des arts du temps puisquon y voyait à la fois les dadaïstes, les cubistes, les tenants de tout lart contemporain qui venaient non point boire, non point samuser, mais se réunir dans une sorte de camaraderie étonnante comme sil y avait là une sorte de comment dirai-je, datelier où tous se rencontraient pour, en riant et en samusant, créer lart du temps.
Ce qui était la vie artistique à Paris à ce moment-là nul ne peut limaginer qui ne la vecu. En effet, dabord la disponibilité totale des artistes complètes, et lon pouvait passer à ce moment-là une journée toute entière soit avec Stravinsky, soit avec Picasso, soit avec Satie. On avait le bonheur et le privilège absolument extraordinaire darriver chez eux à dix heures du matin et de rester avec eux jusquà quelquefois minuit ou plus tard dans la soirée. Et cétait à ce moment-là le sentiment d'une comment dirai-je, dune chose, dun mouvement de spontanéité artistique totale, qui était, que je nai jamais retrouvée chez aucun autre que les êtres et les créateurs de ce temps-là. Il y avait en eux vraiment un besoin dexpression libre, spontanée, qui échappait à toute contrainte, à toute aesthétique, à toute volonté préméditée, mais simplement dune création constante et continue. Jean Cocteau a dit un jour de Picasso que loeuvre sortait de lui comme leau sortait dune pomme darrosoir. Et bien je crois que on pourrait dire cela et on peut appliquer cette image à tout lart de ce temps, à tout le mouvement artistique de cette époque, qui a fait au fond tout notre temps, car, si lon considère bien un petit peu les temps modernes nest-ce pas, nous considérons que les grands phares de lépoque sont ceux qui ont ébloui, qui ont ébloui toute notre jeunesse, que ce soit Appolinaire, que ce soit Cocteau, que ce soit Max Jacob, que ce soit Stravinsky, que ce soit Schoënberg, que ce soit Matisse, que ce soit dautres encore, je ne sais, je pourrais en citer mille, mais ce sont toujours autour des mêmes noms que se créent les mêmes remous, qui se créent les mêmes -- il ny a pas, les valeurs nouvelles nont pas été présentées,si les mouvements nont pas été connus, ils ont été connus en tout cas en dépendence de tout ce que nous avions à ce moment-là aimé, admiré, connu et vu naître. Deux ans plus tard, Serge Diaghilev, que mes premiers essais avaient interessé, me demanda décrire pour son illustre troupe un ballet qui sappèlle "La Chatte". Ce ballet est, je dois dire, fût pour moi une sorte de consécration. Les Ballets Russes représentaient, je crois, le plus haut, le plus haut sommet de lart contemporain. Ils avaient alors rêvelé non seulement des spectacles nouveaux, des partitions nouvelles, des grands danseurs. Mais, ils avaient surtout créé un mouvement qui avait été à lorigine de tous les bouleversements artistiques de lépoque. Que lon pense que les Ballets Russes avaient révélé en France le "Boris Godounov" de Moussorghsky, quils révélaient en France le nom de Rimsky-Korsakoff, les noms de Stravinsky, quils avaient, pour la première fois, offert à Débussy la possibilité décrire un ballet, et quils avaient monté "Laprès-midi dun faune" , un autre ballet, ainsi montrant limportant vieux rêve de Mallarmé, rêve qui voulait unir, vous savez, poésie, danse et musique, un commencement de linterpretation qui devait apporter à Ravel la possibilité décrire un ballet nouveau -- en fait, ils avaient été évidemment, à lorigine de tous les grands mouvements musicaux du temps, quils avaient bouleversé également notre temps et quils avaient apporté à toute notre jeunesse un ferment extraordinaire dintérêt et de révolution avec la parade de Satie, Cocteau et Picasso. Cétait donc pour un musicien de mon âge quelquechose dabsolument éblouissant dentrer dans cette compagnie et de lui apporter un ballet.
Quand les Ballets Russes avaient lancé un musicien celui-ci navait plus quà continuer. Il retrouvait, dailleurs, sur sa route, des gens comme Dulin, des gens comme Jouvet. Un peu plus tard je devins musicien de lopéra en écrivant pour lOpéra un énorme opéra que jai mis dix ans à écrire sur "La Chartreuse de Parme" de Stendhal avec mon ami Armand Lunel. Tout cela évoque assez facilement ce qui était la vie dun musicien avant la guerre de 39-40. Avant la guerre, qui devait faire une nouvelle coupure comme la guerre de 14 avait fait une coupure dans ma jeunesse. Quelquefois, alors, considérant le musicien de soixante ans, que je suis devenue, a eu vingt ans, je ne regrette pas le temps de ma jeunesse. Si, je regrette parfois de ne pas en avoir mieux usé.
|